Deux expériences de sortie de crise : Argentine et Islande. Quelles leçons pour les pays européens ?

Publié le mercredi  22 février 2012
Mis à jour le mardi  21 février 2012
par  Faugeron Daniel
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Un article de Dominique Plihon, Conseil scientifique d’Attac, publié dans la revue Les Temps nouveaux.

Les pays de la périphérie de l’Union européenne, à commencer par la Grèce, se débattent face à la crise de la dette. Les expériences récentes de gestion et d’annulation de la dette – en particulier l’Argentine et l’Islande – apportent des enseignements très précieux pour sortir du piège de la dette et des politiques d’ajustement qui conduisent à la régression économique et sociale.

Des analogies frappantes entre l’Amérique Latine et l’Europe

La Grèce endure depuis 2009 un drame semblable à celui subi par l’Argentine il y a une décennie [1]. La Grèce se dirige aujourd’hui vers le même précipice avec un endettement public élevé et le recours au même type de plans d’ajustement pour venir en aide aux créanciers. Ces politiques avaient conduit l’Argentine à la catastrophe sociale (54% de pauvres, 35% de chômeurs et la famine pour les plus démunis). Les salaires ont été diminués et les impôts augmentés, avec de nombreuses coupes sombres dans le budget de l’éducation et des élévations successives de l’âge de la retraite.

Les pays endettés de la périphérie en Europe se sont vus imposer la même régression sociale. En Grèce, l’emploi public a diminué d’au moins 20%, les pensions ont baissé de 10%. La TVA a été augmentée, les budgets de l’éducation et de la santé fortement réduits. Le gouvernement argentin avait privatisé la plupart des entreprises publiques (compagnies pétrolières, d’électricité, de téléphone, de gaz). La même politique de bradage massif des biens de l’Etat (Poste, ports, entreprises d’eau et d’électricité) pour un montant de 50 milliards d’euros a été imposée à la Grèce par la troïka (FMI, BCE, commission européenne) qui assure la tutelle du gouvernement grec.

La stratégie des créanciers est identique dans tous les pays endettés [2]. Il s’agit de récupérer tous les fonds possibles en reportant les sacrifices sur la population et en organisant un sauvetage des banques. En Amérique Latine, deux initiatives avaient été prises par le gouvernement états-unien pour face à la crise de la dette des années 1980. Le Plan Baker (1985) a permis d’alléger la charge pesant sur les banques les plus exposées ; puis le Plan Brady (1989) a mis en place un marché secondaire pour les dettes les plus problématiques. Les banques ont récupéré leurs bénéfices en comptabilisant dans leurs bilans les titres dégradés à leur valeur d’origine et en transférant aux investisseurs les titres les plus dévalorisés. Les entités du Vieux Continent appliquent aujourd’hui une stratégie voisine. En mai 2010, un Fonds de Stabilisation financière a été créé par les gouvernements européens pour permettre le rachat des titres des pays les plus endettés (Grèce, Irlande, Portugal, Italie).

Une autre similarité importante entre l’Argentine et les pays de la zone euro concerne le régime monétaire. Il y a dix ans, l’Argentine se trouvait pieds et poings liée par un régime de stricte convertibilité avec le dollar qui rendait impossible tout ajustement par le taux de change. La Grèce a subi le même carcan après l’adoption de l’euro dans des conditions défavorables en 2001. Cette économie fragile a alors été livrée à la merci de la compétitivité des autres pays de la zone euro, ce qui a entrainé un déficit et un endettement extérieur croissants. De même que l’Argentine n’avait pu faire face à la compétitivité nord-américaine, aucun pays de la périphérie européenne ne peut aujourd’hui se mesurer à la supériorité dévastatrice des économies néo-mercantilistes (l’Allemagne en particulier) de la zone euro. Cette fracture entre pays de la zone euro est de même nature que les déséquilibres dans la relation centre-périphérie constatés entre les pays du nord et du sud du continent américain.

La zone euro dans une situation beaucoup plus critique

Mais là s’arrêtent les analogies entre l’Amérique Latine et la zone euro où la crise est plus profonde. Au plus fort de la crise en 2001, les banques argentines ont enregistré un retrait massif de fonds que le gouvernement stoppa avec brutalité – c’est l’épisode du « corralito » - en réquisitionnant l’épargne populaire. Cette forme d’expropriation suscita un énorme émoi, mais ne déborda pas les frontières nationales. La dette des pays périphériques de la zone euro est quant à elle étroitement liée au système financier européen. C’est la raison pour laquelle des retraits brutaux et une crise bancaire dans l’un de ces pays pourrait avoir des répercussions immédiates sur tout l’espace européen. Le problème est aggravé par le fait que la crise des pays européens se déroule dans le contexte d’un endettement d’Etat critique. Le déficit budgétaire de la Grèce est supérieur à 10% alors qu’il n’était que de 3% en Argentine en 2001. Les passifs de la France et de l’Allemagne – qui dépassent 80% de leur PIB – ne permettent pas de gérer la dette de la périphérie européenne avec la même tranquillité que dans le cas argentin. Si la crise de la dette en Amérique Latine dans les années 1980 -1990 peut être comparée à un brasier, elle est plutôt aujourd’hui une bombe à retardement placée au cœur de la zone euro [3].

La réduction de la dette, un choix politique nécessaire … mais non suffisant

Les néolibéraux n’ont pas de scénario de sortie de crise de la dette autre que les politiques d’austérité destinées à reporter le fardeau de l’ajustement sur les populations. Les plans de sauvetage imposés en Europe à partir de 2009 dans les pays périphériques s’apparentent directement aux plans d’ajustement structurels appliqués par le FMI en Amérique latine dans les années 1990. Ces politiques engendrent inévitablement la récession. Celle-ci s’est poursuivie pendant quatre ans en Argentine entrainant une chute du PIB de 11%. Le PIB grec est en chute libre (-5% en 2011 et – 3% prévu en 2012). La récession pourrait durer également plusieurs années, aussi longtemps que la purge sera imposée à l’économie hellénique.

Face à l’échec et au caractère profondément antisocial de ces politiques, une annulation ou au minimum une suspension de la dette est un acte politique indispensable. Les expériences argentine et islandaise, très différentes, sont riches d’enseignements à cet égard. La suspension de paiement décrété par le président argentin Nestor Kirchner en 2003 n’était pas prévue, elle a résulté de la crise de paiement du pays. L’État argentin n’a pas répudié sa dette mais a choisi la voie intermédiaire d’un échange de titres anciens par de nouveaux bons de la dette. Il n’y a pas eu de rupture avec le FMI, mais celui-ci a été remboursé de manière anticipée, ce qui a réduit son emprise politique sur le pays. Le défaut de paiement a facilité la négociation avec les créanciers, confirmant le fait que lorsqu’une dette est élevée, cela devient d’abord le problème des banquiers. La déconnexion vis-à-vis de l’international a de plus apporté une protection à l’économie argentine face à la crise de 2008. Aucun opérateur n’a été tenté de spéculer contre les titres ou la monnaie d’un pays qui avait rompu ses liens avec la finance mondiale… Contrairement à ce qu’avaient annoncé les « experts », la rupture des relations financières internationales a apporté un grand bol d’air économique à l’Argentine. L’abandon de la convertibilité en dollar et la dévaluation du peso ont stimulé les exportations, ce qui a contribué à relancer l’activité. Après avoir plongé, l’économie argentine a connu un processus de croissance soutenue qui s’est appuyé sur la reprise des exportations et de la demande interne. L’ère « post-défaut » en Argentine s’est traduite par un cycle de réanimation qui amène certains économistes à présenter cette expérience comme un modèle pour les nations de la périphérie européenne. Il faut cependant souligner que, outre le défaut, trois séries de facteurs ont contribué à la réussite argentine. La forte dévaluation du peso, à la suite du changement de régime monétaire, a déprécié les salaires et entrainé une forte hausse des profits. Dynamisées par la forte sous-évaluation du peso, les exportations du cinquième exportateur mondial de produits alimentaires ont par ailleurs bénéficié de prix internationaux avantageux. Enfin, une grande partie des rentes captées par l’État argentin au cours de ces années fastes a été utilisée pour soutenir la demande interne, réduire la pauvreté et le chômage. Cette expérience réussie, d’inspiration péroniste, privilégiant le secteur réel de l’économie au détriment de la valorisation financière du régime antérieur, explique la réélection dès le premier tour le 24 octobre 2011 de Cristina Kirchner, veuve du président Kirchner, initiateur de cette politique.

Le cas exemplaire de l’Islande

L’expérience islandaise est très différente de celle de l’Argentine [4]. D’abord, l’Islande est une petite île de 300 000 habitants, tandis que l’Argentine est un immense pays de plus de 40 millions d’habitants. Ensuite, la crise qui a éclaté en 2008 en Islande, comparable en cela à la crise Irlandaise de 2010, provient du surdimensionnement d’un système bancaire largement extraverti, dominé par trois mégabanques. A la différence de l’Argentine et des pays périphériques de la zone euro, la dette islandaise d’origine bancaire est restée privée, et a pris des proportions explosives : la dette brute externe du secteur bancaire passe de 139% à 550% du PIB de 2003 à 2008. La crise a éclaté en 2008 à la suite de l’onde de choc internationale causée par la faillite de la banque américaine Lehmann
Brothers. Comme l’Irlande, à la suite d’une politique de libéralisation financière débridée, l’Islande a vu se construire des groupes bancaires disproportionnés, alimentés par l’endettement sur les marchés financiers internationaux. Dans ces deux pays, une certaine prospérité a pu être édifiée pendant quelques années, reposant sur des bulles immobilières et des engagements dans des montagnes de dettes qui se sont inévitablement révélées non solvables. Mais les analogies entre ces deux pays s’arrêtent là. A la différence de l’Irlande qui a subi comme la Grèce un plan de sauvetage transférant l’essentiel du fardeau de l’ajustement aux États, l’Islande a réussi d’une manière exemplaire à reporter l’ajustement sur ses créanciers privés. Deux directions ont été suivies. D’une part, les grandes banques ont été mises en liquidation, les créanciers assumant les risques en n’étant remboursés qu’à hauteur des actifs disponibles. D’autre part, malgré toute la pression mise par les principaux pays créanciers (Royaume-Uni et Pays-Bas), ainsi que par l’Union européenne et le FMI, le plan d’ajustement négocié initialement a été rejeté et remplacé par un accord beaucoup plus favorable à l’Islande, se traduisant par un rééchelonnement significatif de la dette et par des taux d’intérêt plus bas. Ces éléments, combinés au fait que, non membre de la zone euro, l’Islande a pu procédé à une forte dévaluation de sa monnaie, lui ont permis de sortir rapidement de la crise après une brève récession.

Le rôle décisif du mouvement social

Les expériences de restructuration et de moratoire des dettes en Islande et en Argentine n’ont été possibles que grâce à la résistance populaire. En Islande, une gigantesque pétition rassemblant un tiers des habitants de l’île a exigé l’organisation d’un référendum portant sur le plan de remboursement à la Grande-Bretagne et aux Pays-Bas des 3,9 milliards d’euros de dettes de la banque islandaise Icesave. Le 6 mars 2010, les islandais ont répondu « non » à plus de 93% au référendum. Mais sous la pression internationale, le gouvernement islandais a dû négocier un nouvel accord. Celui-ci a été rejeté le 9 avril 2011 à l’occasion d’un deuxième référendum exigé par une nouvelle mobilisation des citoyens islandais refusant de payer les pots cassés de la crise.

Il y a dix ans en Argentine, pays avec une forte tradition de luttes sociales, c’est la rébellion populaire qui fait avorter le programme d’ajustement et d’austérité. Pendant des semaines, des piquets ont barré les routes et les grèves ont paralysé les villes. Une grande alliance s’est formée dans les rues entre les chômeurs et la classe moyenne sous le mot d’ordre commun « Que se vayan todos ! » [5] (Qu’ils s’en aillent tous !) et a imposé la chute du gouvernement du président De la Rua en décembre 2001. A partir de ce moment là, la voix du peuple ne pouvait plus être ignorée. Le gouvernement a dû faire d’importantes concessions, revaloriser les salaires. La situation de l’emploi s’est améliorée, la pauvreté a diminué et les droits démocratiques ont augmenté. C’est poussé par cette mobilisation populaire que le président Kirchner a pu décréter un moratoire sur la dette.

Quelles leçons pour les pays périphériques de l’Union européenne ?

Trois leçons principales peuvent être tirées des expériences de sortie de crise de l’Argentine et de l’Islande. D’abord, seule la résistance populaire et les luttes sociales pourront conduire à l’abandon des politiques néolibérales. La montée des mouvements sociaux en Europe, qui prennent des formes originales telles que le mouvement des indignés, peuvent être le point de départ de changements importants. Fin 2011, la crise de la zone euro est à son paroxysme, et s’est muée en crise politique après les démissions de Papandréou et de Berlusconi. Deux forces s’affrontent : d’un côté les marchés et l’oligarchie politico-financière ; d’un autre côté, les peuples et les mouvements sociaux.

En Grèce, la proposition de référendum de Papandréou, abandonnée sous la pression humiliante du couple Merkozy, indique clairement que le gouvernement ne peut plus gouverner sans que soit entendue la voix du peuple. Toutefois, la nomination de deux anciens hauts responsables européens – Papademos (ancien vice-président de la BCE) et Monti (ancien commissaire européen) – respectivement à la tête des gouvernements grec et italien, suggère qu’on est encore loin d’une remise en cause des politiques néolibérales …

Deuxièmement, la sortie de crise passe inévitablement par une restructuration de la dette, comportant l’annulation d’une partie importante de celle-ci [6]. Là aussi, la pression du mouvement social est essentielle pour que les créanciers supportent la plus grande partie du fardeau de l’ajustement. L’audit de la dette, qui n’a eu lieu ni Argentine ni en Islande, peut être un moyen efficace de créer les conditions d’une réduction de la dette, en faisant payer les banques, entreprises, et hauts revenus bénéficiaires des transferts illégitimes de l’État. Des comités d’audit ont déjà été créés dans plusieurs pays européens, dont la Grèce et la France. Ils permettront d’organiser une pression citoyenne face à l’oligarchie politico-financière.

Troisièmement, en Europe, se pose aujourd’hui la question du régime monétaire. La dévaluation monétaire a facilité la sortie de crise de l’Argentine et de l’Islande, comme on l’a souligné. Le renoncement à de tels ajustements monétaires dans la zone euro, où les taux de change sont fixes, n’est tenable que si deux conditions sont réunies. D’une part, une politique budgétaire et fiscale commune doit permettre des transferts de ressources publiques entre les pays du centre et de la périphérie de l’union monétaire. D’autre part, afin de réduire la dépendance de ces derniers vis-à-vis des marchés financiers internationaux, la banque centrale européenne doit contribuer par la création monétaire au financement des Etats et des institutions créées par ces derniers, telles que le Fonds européen de stabilité financière. L’avenir de la zone euro dépend en grande partie de la satisfaction de ces deux conditions.


[1C. Katz, « Les leçons de l’Argentine pour la Grèce », septembre 2011, www.cadtm.org

[2Attac, « Le piège de la dette – Comment s’en sortir », Les Liens Qui Libèrent, 2011

[3Les Economistes Atterrés, « 20 ans d’aveuglement – L’Europe au bord du gouffre », Les Liens Qui Libèrent, 2011.

[4Voir à ce sujet « Economie et politique de la restructuration de la dette islandaise », par B. Coriat et C. Lantenois, in « 20 ans d’aveuglement – L’Europe au bord du gouffre », Les économistes atterrés, Les Liens qui Libèrent, 2011.

[5F. Chesnais et J-P. Divès, « Que se vayan todos ! », éditions Nautilus, 2002.

[6D. Plihon, « Faut-il restructurer les dettes souveraines européennes ? », in « 20 ans d’aveuglement – L’Europe au bord du gouffre », Les économistes atterrés, Les Liens qui Libèrent, 2011.


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