Crise européenne : un retour vers le futur est-il vraiment indispensable ?

Publié le dimanche  4 août 2013
Mis à jour le mercredi  31 juillet 2013
par  Faugeron Daniel
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Dans un numéro daté du 27 juillet 2013, Marianne a publié un texte de Benjamin Coriat et Thomas Coutrot qui est une réponse à l’interview croisée de Frédéric Lordon et Emmanuel Todd appelant à la sortie de l’euro et au repli sur des bases nationales.

L’article publié par Marianne est un résumé du texte original et comporte un titre qui n’est pas celui qui a été proposé par les auteurs.

Voici le texte intégral avec son titre original.

Ainsi la cause serait entendue. L’échec de l’euro et sa probable dislocation dans les années qui viennent ne laisseraient plus aux progressistes européens qu’une option : anticiper la venue de la crise et dès à présent revenir sur le terrain de la nation, là où la communauté politique et la souveraineté démocratique ont conservé un sens. Cette analyse gagne du terrain à gauche de la gauche, comme en témoigne l’interview croisée de Frédéric Lordon et Emmanuel Todd dans Marianne.

Pour Lordon et Todd, l’euro et la BCE sont devenus de purs et simples outils de la domination de l’Allemagne sur l’Europe. Étouffés par une politique monétaire obsessionnelle de stabilité, menacés d’une crise sociale et politique catastrophique, la France et les autres pays du Sud européen n’auraient plus d’autre choix que faire défection le plus vite possible pour retrouver des marges de manœuvre économiques et politiques. Et au bout du compte, ainsi sauver la démocratie.

Cette grille de lecture repose, pensons nous, sur une vision partielle et donc fausse de ce qui s’est joué dans la construction européenne depuis 1945.

Pour Todd et Lordon, et nous partageons ce diagnostic, la construction européenne se présente aujourd’hui comme un dispositif bureaucratique de confiscation de la souveraineté démocratique des peuples par des institutions supranationales dévouées avant tout à l’intérêt des marchés. À cet égard, tout était dit dans le remarquable et prémonitoire discours que Mendès-France prononça contre le traité de Rome à l’Assemblée nationale en 1957 sur « l’abdication de la démocratie » à laquelle menait inévitablement la méthode communautaire.

Mais pour nous, réduire la construction européenne à cette seule dimension antidémocratique est une grave erreur analytique et historique, qui aboutit à des conclusions politiques désastreuses.

On ne comprend rien en effet à l’histoire récente si l’on oublie – ou tient pour négligeable – l’autre dimension de la construction européenne, indissociable de la précédente : la dimension anti-nationaliste.

Répétons le puisque on feint de l’oublier : après la seconde guerre mondiale l’obsession des élites occidentales (états-uniennes et européennes) n’était pas seulement de contenir la menace communiste et les risques révolutionnaires en Europe, mais tout autant de prévenir un nouvel affrontement franco-allemand. Comme l’écrivait Jean Monnet dans l’introduction du traité de la CECA, il s’agissait pour l’Allemagne et la France de « substituer aux rivalités séculaires une fusion de leurs intérêts essentiels ».

Si le libre marché et des institutions technocratiques ont été consciemment mis au cœur de la construction européenne, c’était certes pour réduire les marges de manœuvre démocratiques, mais aussi pour dissoudre des souverainetés nationales aux dynamiques incontrôlables. L’idéal de fraternité européenne a longtemps soutenu le projet communautaire, jusqu’à la fin des années 1970 où l’Europe a su, après la chute des dictatures, accueillir et protéger les fragiles démocraties grecque, portugaise et espagnole, et à coups de fonds structurels puisés dans le budget commun, favoriser leur inclusion en exorcisant les pulsions nationalistes. En contrepartie les abandons de souveraineté démocratique consentis par les États pouvaient sembler d’importance mineure.

Avec la financiarisation des années 1980 et les élargissements tous azimuts des années 1990 le processus s’emballe. L’Union européenne tend à se réduire à une zone de libre-échange et de libre circulation des capitaux, soumettant les peuples à la discipline des marchés financiers mondialisés. La souveraineté démocratique des peuples recule à mesure que progresse le Grand Marché Unique et que les bourgeoisies européennes procèdent à « la fusion de leurs intérêts essentiels » sous l’égide de la finance.

Le contresens de nos auteurs est donc total quand ils dénoncent la « dérive autoritaire de l’Allemagne » (Todd) « qui impose tel quel son propre modèle de politique économique » (Lordon). C’est oublier un détail : la soumission, pire, l’adhésion désormais complète des élites européennes au projet porté par le patronat allemand. Pourtant nos auteurs n’ignorent pas que ce sont des énarques et Inspecteurs des finances « bien de chez nous » qui ont promu avec le plus de fanatisme la dérégulation financière et sont aujourd’hui les plus farouches opposants aux timides tentatives de re-régulation de la Commission. Ils connaissent parfaitement le rôle assumé de Bercy, serviteur appliqué des banques, dans le sabotage de la réforme bancaire européenne. Ils ne savent peut-être pas encore – cela se passe en ce moment dans l’ombre des négociations à Eurofin, le Conseil des ministres des finances – comment la France sabote – contre l’Allemagne ! - la taxe sur les transactions financières proposée par la Commission. Mais peuvent-ils vraiment s’aveugler sur le consensus oligarchique européen ? Considèrent-ils la rivalité Parisot-Gattaz comme l’expression d’un désaccord souterrain sur les politiques néolibérales en Europe ? Todd voyait en Hollande un nouveau Roosevelt, Bayrou sera-t-il le nouveau De Gaulle ? Peuvent-ils ignorer que les oligarchies française, mais aussi grecque, italienne, espagnole, etc, font bloc derrière l’agenda néolibéral ? N’ont-ils pas lu l’édifiant rapport publié par deux « grands industriels européens », le français Beffa (Saint-Gobain) et l’allemand Krome (ThyssenKrupp), proposant d’accélérer le démantèlement des protections sociales et écologiques européennes afin de renforcer la compétitivité des « champions industriels » du continent ? Oui, le même Beffa, il y a peu de temps encore patron « colbertiste », mécène d’économistes régulationnistes, désormais chantre ultralibéral de la puissance industrielle franco-allemande dans une Europe low-cost

La construction européenne a donc réussi : les classes dominantes européennes constituent une oligarchie politico-financière politiquement unie derrière l’hégémonie allemande. Chaque élite nationale veut participer, à sa place dominante ou subordonnée, à la restauration des positions compétitives européennes dans la mondialisation. Et depuis la mort politique de Séguin et Chevènement, tout réel débat a cessé à ce sujet tant au sein de la droite que du PS.

Todd fait-il autre chose que rêver, quand il dit : « nous Français avons besoin de nous retrouver entre nous, avec nos bonnes vieilles luttes des classes, avec notre fantastique diversité culturelle, avec notre État, avec notre monnaie » ? En l’absence de toute fraction de bourgeoisie nationale prête à jouer ce jeu-là, qui nous ramènera au bon vieux temps sépia d’Amélie Poulain ?

Si Todd est un contempteur avéré du « gauchisme » et de toute rupture avec le capitalisme, l’approbation de Lordon (« j’ai peur que vous n’ayez raison ») à ce rêve régressif est plus inquiétante. Même si, pour se démarquer du nationalisme, il ajoute, comme pris de remord, « ne pas vouloir abandonner l’idée de penser quelque chose qui dépasse le périmètre des nations présentes, même si c’est pour un horizon temporel éloigné ».

Bien sûr, le fond rationnel de la thèse Todd-Lordon, c’est qu’il n’existe pas aujourd’hui de « peuple européen » ni même de mouvement social européen. Nous pensons quant à nous que si des ruptures politiques sont dans l’avenir inévitables face à un néo-libéralisme radicalisé et politiquement insoutenable, ces ruptures, selon toute probabilité, s’opéreront bien d’abord au plan national. La Grèce, le Portugal, l’Espagne, où de puissants mouvements citoyens ont commencé à émerger, sont les candidats immédiats, et l’éventail des possibles va s’élargir à mesure que la crise continuera à s’approfondir. Mais aucun des pays singuliers conduits à la rupture ne pourra par lui même et en solitaire tracer sa voie hors de la crise.

Oui, la priorité est aujourd’hui de travailler à la solidarité des peuples et des destins en Europe plutôt que de préconiser le repli sur des bases nationales qui n’ont plus de réalité que fantasmatique. Et si l’obstination de nos élites persiste et qu’une rupture locale ici ou là s’impose (où est imposée, par la BCE par exemple…) menaçant d’explosion la zone euro, s’ouvrira alors une course de vitesse pour l’extension de cette rupture à d’autres pays européens, du Sud dans un premier temps sans doute. Il faudra alors parier sur la construction, dans le feu des luttes qui se développeront sur des champs multiples, d’une nouvelle conscience collective européenne fondée sur la solidarité et la responsabilité sociale et écologique. Car aucun pays d’Europe – pas même l’Allemagne, même s’il arrive à certains de ses dirigeants de penser le contraire – ne peut se passer de l’Europe pour peser dans le monde et mettre un terme à la course suicidaire dans laquelle le capitalisme financier et un productivisme irresponsable nous précipitent. Revenir à un cadre national ne permettra d’affronter sérieusement aucun des problèmes que trente ans de dérégulation financière, soixante ans d’intégration économique et deux siècles de prédation écologique nous ont légués.

Benjamin Coriat, Thomas Coutrot (membres des Économistes atterrés)

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