Journal d’un médecin de ville, éditions du Losange, 2006

Souvenirs et réflexions d’un médecin communiste
Publié le mercredi  22 août 2007

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A la fois récit de combats avec les institutions, réflexion sur une pratique professionnelle pour une médecine différente et collection de documents d’époque, le livre de Jean Carpentier résume le parcours d’une vie de médecin et de militant. Un document sur le dernier demi-siècle et une méditation sur ce que militer veut dire.

Journal d’un médecin de ville est un titre modeste pour un livre qui retrace le parcours d’un homme qui, certes, est médecin généraliste (il exerce encore aujourd’hui à Paris), mais que sa vie militante a entraîné vers d’autres horizons que ceux d’un cabinet de quartier et qui a eu son heure de célébrité. Ce livre autobiographique mêle souvenirs, réflexions et documents sur un long demi-siècle (1950-2005) d’engagement.

Né de parents communistes en 1935, Jean Carpentier entre lui-même au parti à 18 ans. Par la suite, il ne cessera pllus de s’engager pour les causes les plus globales et aussi pour les plus locales. Ainsi, en 1964, il participe à la création du Centre National des Jeunes Médecins (CNJM)qui remet en question la pratique médicale dominante, et s’engage au Comité Viêt-Nam National. Cela lui vaut la première rupture de sa vie militante. Il est exclu du PCF pour déviationnisme de droite (pour sa participation au CNJM) et de gauche (pour celle au Comité Viêt-Nam National) ! Le livre retrace avec précision cette période et reproduit intégralement le document voté par la cellule D. Ferry en 1966 et la lettre que l’auteur adressa alors au Parti. Aujourd’hui encore, il s’estime profondément communiste.

Mais mai 68 arrive peu après son exclusion et lui donne l’occasion de s’engager autrement : « Ce n’est pas une révolution », écrit-il, mais le moment d’une remise en cause fondamentale des manières de vivre et d’être ensemble. « Sur fond de grève générale, de manifestations syndicales ou politiques quotidiennes, on s’accoste et l’on se parle de sa vie avec une simplicité déconcertante comme si on se connaissait depuis des lustres » ; « il s‘agit d’un moment critique où des millions de personnes puisent dans une révolte commune l’énergie de se questionner sur elles-mêmes ». Alors Jean Carpentier s’investit dans la rédaction du Livre blanc de la réforme des études médicales et publie de nombreux textes : Ne prenez pas de médicaments, prenez le pouvoir !, La maladie pose la question du bonheur, Médecine et répression… Il décide de devenir médecin de quartier, ce qui lui permettra de concillier sa pratique professionnelle et ses convictions politiques : « Je serai un médecin de quartier et un communiste de terrain ». Il exerce d’abord à Corbeil : « Médecine et politique ne firent plus qu’un : le matin je soignais des personnes et l’après-midi la collectivité ». « Le militantisme politique n’est pas forcément austère et sacrificiel, écrit-il pour conclure cette expérience, il relève aussi de cette joie qui se dégage du sentiment de participer à la vie du monde, d’y apporter sa pierre. »

Il témoigne de l’effervescence des années 70 et de la volonté de mettre en oeuvre les idées d’un mouvement qui a profondément transformé la pensée et les mœurs de la France. Son livre est truffé de textes qui manifestent de cette période riche en réflexion et en combats, foisonnante d’initiatives, ce que certains ont appelé le « mouvement » : « Le mouvement s’inscrit dans un espace béant, laissé libre par l’impuissance de la société dominante à tout contrôler, et par l’impuissance de la gauche classique à casser ce contrôle ». Pour sa part, il participe à la rédaction de la revue Tankonalasanté, dont 22 numéros paraissent de 1973 à 1977 : « Nous nous sommes occupés de la vie humaine d’un bout à l’autre, de la socialisation, de la sexualité et de l’avortement, des cadences infernales, de l’enfermement et même du progrès et de la religion. »

En transgressant les normes, on peut être considéré comme déviant, on prépare aussi le monde de demain. Le médecin généraliste est témoin de la difficulté à vivre de ses contemporains, il est quotidiennement confronté à la question de la normalité. « Le normal est provisoire par essence, plus de la moitié de la pathologie ressort d’une insupportabilité socio-économique et culturelle. Chaque jour, pris à témoin et coincé entre la Loi et ceux qui la supportent mal, le médecin généraliste marche à la lisière de la légalité et s’expose à des actes limites, on peut même dire que c’est le rôle qui lui est assigné par la Société et la Justice. Il en émousse les insupportables aspérités ». Jean Carpentier n’a pas respecté les « bonnes mœurs » mais ses combats ont été des facteurs du changement social. Deux d’entre eux font de lui (brièvement) un homme public.

En 1971, deux lycéens surpris par un professeur en pleine effusion amoureuse viennent le consulter. Il leur propose de rédiger un tract : « Apprenons à faire l’amour ». C’est son premier grand succès. Diffusée par les comités d’action lycéens, la feuille débordera très largement Corbeil et fera l’objet d’une multitude de plaintes contre X, déposées par des associations de parents d’élèves, pour outrage aux bonnes mœurs… Malgré le soutien de nombreux confrères, Jean Carpentier sera sanctionné : le Conseil de l’Ordre des médecins prononce une interdiction d’exercer la médecine pendant un an. Le livre reproduit la polémique d’alors : article du Nouvel Observateur, lettres de soutien de Michel Foucault, etc. Depuis, Jean Carpentier est devenu un habitué des tribunaux : son dernier procès aura lieu en 1999 après plus de 30 ans d’exercice ! Pourtant, il se défend d’avoir voulu jouer le « briseur de normes ». Mais la norme a changé et il y est pour quelque chose. En 1975, l’Éducation nationale décide de mettre l’éducation sexuelle au programme du primaire à la terminale.

Corbeil, 1978 : La lutte contre la misère et l’autoritarisme de l’hôpital

La maladie, état anormal du corps ou de l’esprit provoque de l’inconfort, un dysfonctionnement, ou une détresse chez la personne touchée. Parfois, le terme inclut les blessures, les handicaps, les syndromes, les symptômes, les comportements « déviants ». Les patients restent néanmoins des personnes à part entière, les hôpitaux ont eu tendance à le négliger pendant longtemps. « On se suicide et l’on s’alcoolise beaucoup à Corbeil. Les institutions hospitalières servent de lieux-tampons où les problèmes sociaux peuvent revêtir l’aspect qui dérange le moins : celui du symptôme et de la maladie … La médecine et la psychiatrie sont investies comme lieux de résolution de problèmes tels l’alcoolisme, le suicide, les maladies dites fonctionnelles et plus généralement toutes formes de déviance à la norme. La médecine a la capacité de les étouffer afin d’en transformer l’expression. L’atmosphère de caserne qui règne dans les hôpitaux empêche les personnes d’avoir accès à une compréhension des causes réelles de leurs malaises, en les inféodant à un système intouchable, incontrôlable, qui préserve ses prérogatives en se réfugiant dans l’hermétisme et en donnant par ses réponses, essentiellement techniciennes, une signification faussée de la maladie ». Avec le collectif Vivre dans la ville, Carpentier met la question de l’hôpital sur la place publique. Il organise un Festival santé dans l’hôpital de Corbeil. Aujourd’hui, certains hôpitaux ont pris en compte le fait qu’ils étaient aussi des lieux de vie pour les malades.

La toxicomanie

Jean Carpentier y est confronté le 23 juin 1987 : « Jean-Pierre est mort la nuit de la musique ». Par ce tract, il informe les habitants de son quartier. Un travail de réflexion commence : « Dans un pays comme le nôtre, on voit mal comment une jeunesse en proie à une absence de perspective d’intégration à la vie active ne se construirait pas une logique mortifère. L’ennui c’est qu’elle ne le fait pas de propos délibéré, consciemment : elle le fait par abandon. (…) L’extension de la toxicomanie et celle de la délinquance ne sont pas le fruit du hasard ». Et il met en place une pratique médicale simple mais contestée par le corps médical : « sur le plan pratique, on remplace un « produit » opiacé par un « médicament » opiacé, le trottoir par la salle d’attente d’un cabinet médical et, surtout, le dealer par un médecin. » La situation devient difficile : tant que les patients viennent du quartier, tout va bien… Mais progressivement, le désespoir s’organise : son adresse se répand. Et sa salle d’attente devient le cul-de-sac d’une inextinguible misère contre laquelle il ne peut plus lutter. Jean Carpentier filme alors les consultations et alarme ses confrères. La RÉunion Pour les Soins aux Usagers de Drogues sera créée en 1995. Le Quotidien du médecin publie plusieurs articles sous le chapeau Comment le généraliste peut dire non à un drogué qui marquera le début de neuf ans de guerre pour faire avaliser la prescription médicale des opiacés dans le soin aux patients dépendants. Carpentier écrit beaucoup : plusieurs articles dans Le Monde, un manuel de médecine, des plaidoiries devant les tribunaux… La bataille se terminera pour lui en janvier 2000 avec la brochure Accueillir et prendre soin d’un usager de drogues en médecine de ville.

Quelle médecine ?

La façon dont Jean Carpentier a pris part à la lutte contre la toxicomanie illustre bien sa conception de la médecine : « La maladie fait partie de la vie ! » Soigner ce n’est pas seulement traiter une maladie, c’est aussi participer à la vie d’un quartier, faire circuler la parole. Installé dans le 12e arrondissement de Paris en 1980, il intègre un réseau qui se veut un « réseau de socialité » dont le cabinet médical n’est qu’une partie. Il s’agit de participer à la vie du quartier pour entendre le patient : « Ce n’est pas au médecin de guérir la maladie, mais au malade avec l’aide du médecin ». D’où la fabrication d’une valise à symptômes, la réalisation d’une exposition sur la médecine dans la salle d’attente, d’un jeu de société destiné aux habitants du quartier… Et une conception novatrice de l’acte médical : « La consultation est la rencontre de deux savoirs : celui du médecin, un savoir du dehors, général, statique, et celui du malade, un savoir du dedans, de son histoire particulière, de ses fragilités organiques, de ses pulsions en général et à ce moment-là. La maladie est une parole qui n’est pas adressée au médecin mais à l’entourage physique et humain de celui qui la parle. (…) Il est anti-scientifique de séparer le subjectif de l’objectif, le mouvement de l’instant, la cause qui semble originelle et d’autres qui paraissent secondaires. (…) Le risque encouru par le malade lorsqu’il est pris en charge par la médecine est d’être dépossédé de son énergie rebelle, d’être objectivé, en abandonnant à d’autres son « libre-arbitre » ce qui faisait de lui le sujet de son histoire. »

Jean Carpentier critique inlassablement les dérives techniciennes de la médecine d’aujourd’hui : « Le développement des sciences et des techniques a engendré un tel idéal de maîtrise qu’une inquiétude se répand. Il était fatal qu’on finisse par mettre de côté quelque chose d’un peu gênant : l’être pensant, parlant, désirant, complexe, mobile, inattendu. »

Le cheminement que Jean Carpentier raconte a ceci d’original qu’il est à la fois solitaire et collectif. Il a su, tout au cours de sa vie, se faire entendre des malades et de ses confrères, trouver des appuis auprès de personnalités influentes, créer des réseaux, faire et défaire des groupes selon les besoins. Un exemple d’engagement.

Dominique Boullier

Jean Carpentier, Journal d’un médecin de ville, éditions du Losange, 2006, 391 pages.


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