Christian LAVAL, L’homme économique

Publié le vendredi  21 septembre 2007
Mis à jour le jeudi  20 septembre 2007
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Le néolibéralisme est souvent défini comme un renouveau du libéralisme, au niveau de la pensée et de la politique économiques, qui s’est affirmé à la fin des années soixante-dix. L’originalité du livre de C. Laval est de montrer qu’il ne s’agit pas là d’un simple renouveau d’un ordre « spontané » ou « naturel » comme le pense par exemple Hayek. La pensée libérale résulte d’une longue construction intellectuelle commencée au Moyen Age, un « mouvement de longue durée qui a eu pour effet de produire une certaine forme de lien social, un nouveau régime normatif, et, même un type d’homme particulier. » Le néolibéralisme, pensée « originairement désocialisée et déshistoricisée » (Bourdieu) retrouve ainsi son histoire dans la pensée philosophique et économique.

Jusqu’au Moyen Âge, en Occident, la vie collective est fondée sur la hiérarchie et l’autorité religieuse ; la charité et la noble libéralité sont des guides de conduite. Le bonheur suppose une vie vertueuse régie par des règles d’essence morale. L’activité politique est un mandat impératif de la puissance divine.

Les transformations ont été lentes. Elles passent par un affaiblissement des tabous qui pèsent sur l’argent : « On exalte moins la pauvreté, on vante la prospérité ». L’intérêt devient l’explication de la conduite des hommes : principe qui coupe l’échange humain de toute transcendance. L’économie devient la source principale du pouvoir de l’État et l’intérêt particulier le but de l’action politique. Le système de valeurs se métamorphose : la jouissance des biens permet seule l’accès au bonheur. La grandeur héroïque de la morale féodale est niée. La logique d’honneur devient une tactique de dissimulation. L’estime n’est plus tirée du don, de la générosité et du sacrifice, mais de simulacres d’héroïsme.

La structure sociale change : la société, divisée en ordres, commence à se construire selon les activités professionnelles. La religion n’est plus la base indispensable de la société.
Le jansénisme va alimenter dès la fin du XVIIe siècle la réflexion morale sur l’intérêt : « L’homme est déguisement, mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres », « le désintéressement s’interprète comme une ruse de l’intérêt, comme le dernier stratagème de l’ambition ».

Mandeville, dans la Fable des abeilles (1714), dissèque la nature humaine et affirme que les passions sont au fondement de la société. Il conclut à la nécessité d’un art politique qui doit consister, « par un habile maniement, à changer ces vices privés en bienfaits publics ». Il a heurté par sa façon d’exposer crûment la nature humaine en termes de vices. L’économie politique se présente comme porteuse d’une nouvelle forme de normativité immanente à l’activité économique, le travail bien récompensé comme la meilleure manière de policer la société et d’associer l’utile à l’agréable. « Un gouffre considérable s’est creusé entre l’austérité religieuse et la pratique quotidienne » constate C. Laval.

La revalorisation du travail

L’être humain agit, comme Robinson sur son île, pour son bonheur. L’homme est ce qu’il fait : être actif est la condition de son existence. Le travail, qui était déchéance, se mue en moyen de faire un monde à sa mesure. L’homme est un être gouverné par ses besoins, ses manques et ses désirs dans un univers marqué par la rareté. « Les maximes morales du siècle précédent sont réduites à un déterminisme physique ». L’utilité est la nouvelle clé du monde occidental. L’État moderne doit obéir à un objectif de maximisation puisque l’individu est essentiellement un être de passions.

L’auteur reprend ensuite le débat sur la question de l’origine de la valeur : dépend-elle de l’utilité ou de la rareté ? Le calcul est pensé comme l’outil normatif de base. La monnaie sert à mesurer la quantité de peine ou de plaisir ; elle donne une mesure commune de l’hétérogène et du divers.

Adam Smith dans Recherches sur l’origine et les causes de la richesse des nations, 1776, affirme l’efficacité du libre marché et la satisfaction qu’il procure par l’accroissement des richesses. Il a tenté de montrer que la réalité sociale tient dans l’interdépendance des intérêts individuels. Il élimine le point de départ moral et juridique de l’analyse des relations sociales et économiques et le remplace par un principe pratique : celui de la sympathie. Il décapite ainsi l’ordre social, nous dit l’auteur, en éliminant toute transcendance. La société de commerçants ne naît pas « naturellement ». « Les échanges économiques constituent un lien stable et durable parce que ceux qui y participent y trouvent leur avantage, à condition que la liberté du commerce soit garantie ».

La société ne tient pas par son essence du politique. Pour les classiques, l’État doit s’en tenir à ses fonctions régaliennes : protéger la société (de l’extérieur et à l’intérieur), faire exécuter des travaux publics et entretenir les institutions. Il doit n’être actif que dans le cadre du « laissez-faire » et de l’éducation.

On regrettera ici que l’auteur n’explique pas plus précisément pourquoi le libéralisme est essentiellement une idéologie. Selon la théorie néoclassique, sur le marché (lieu réel ou fictif) se rencontrent l’offre et la demande et se fixent le prix et les quantités échangées. Tous les marchés (biens et de services, travail ou capitaux) fonctionnent de la même façon. La concurrence parfaite est un modèle « idéal et normatif » inventé par les néoclassiques pour représenter sous forme mathématique le fonctionnement d’une économie de marché censé aboutir à un état optimal. Elle doit remplir 5 conditions : atomicité de l’offre et de la demande, homogénéité des produits, fluidité du marché, transparence, mobilité des facteurs de production. Lorsque ces conditions sont réunies, on aboutit à la réalisation de l’équilibre sur un marché, qui se généralise à l’ensemble des marchés. L’offre est partout égale à la demande grâce à la flexibilité des prix. Il n’y a ni surproduction, ni pénurie. Les agents économiques sont censés être rationnels, au sens où ils cherchent à rendre leur satisfaction maximale. Ce modèle, à la base des politiques économiques nationales, européennes et internationales, est préconisé par les économistes néo-libéraux. Or, aucune de ces conditions n’est remplie. Par exemple, celle qui consiste à dire que le consommateur est à l’origine des décisions des producteurs. La notion de la « filière inversée » a été développée par Galbraith dans L’Ère de l’opulence, 1958. « Inversée », car les entreprises ne recueillent pas l’information par le biais des prix pour fixer le niveau de leur production. Elles se fixent un objectif à atteindre et font pression sur le consommateur par le biais de la publicité, de certaines politiques de prix, etc. pour parvenir à leurs objectifs. Ce sont donc elles qui imposent des produits aux consommateurs, et non l’inverse.

Karl Polanyi pense que l’idée d’un marché s’ajustant lui-même est purement utopique. Une telle institution « ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans transformer l’homme et sans transformer son milieu en désert. » (La grande transformation, éditée à Londres en 1944, traduite en 1983). C’est une utopie absurde à l’origine de la folie meurtrière des deux guerres mondiales.

La société de surveillance mutuelle

D’après C. Laval, dès le XVIIIe siècle, la société est explicitement pensée comme « un espace de contrôle mutuel ». Elle se définit alors comme un espace de services réciproques garantis par les promesses et les lois. La morale prend sa source dans l’observation mutuelle, dans le jugement que chacun porte sur la conduite des autres, selon le critère de l’utilité sociale. Le langage, médium de l’opinion publique prend une grande importance : s’exprimer, c’est exercer une force, juger, c’est parler (Bentham). Le rapport humain nouveau réclame le respect de la parole donnée et un haut degré de véracité entre les individus. Les questions de la langue, de la valeur et de la monnaie sont pensées de manière homologue. Pour Bentham, la langue est l’instrument par excellence du droit et de la politique parce qu’elle est liée aux sentiments et aux désirs. L’abstraction devient un enjeu politique central : elle touche à la légitimité de la participation à l’espace public.
L’homme est essentiellement actif et transformateur du monde. Il est fait pour le bonheur et agit pour son bonheur. La nature est faite pour être travaillée par et pour l’homme, créature devenue sujet actif.

Le principe de l’intérêt va être au départ d’une redéfinition et d’une réorganisation du gouvernement des hommes. Les institutions doivent servir à fixer un cadre d’action qui permette aux individus d’agir conformément à l’intérêt personnel qui les dirige vers un objet à la fois satisfaisant pour eux et sans effet négatif pour les autres. La législation apparaît toute puissante. L’État, nécessaire complément du marché, doit assurer à l’individu la sécurité dont il a besoin pour agir de façon « autonome ». Pour Laval, Bentham est le théoricien pionnier, emblématique de la nouvelle « gouvernementalité ».

Ainsi, la société de marché se caractérise par la mutation de la forme du lien social. L’homme économique vient de la société elle-même ; des mutations des rapports sociaux. Il est un fait social. Il est désormais constitutif de l’habitus occidental. Le désir humain, mutilé, canalisé, réduit à la pauvre jouissance des biens de consommation, se réfugie dans l’inconscient, dans l’art, dans la politique révolutionnaire, lieux d’un autre rapport aux autres et à soi-même. L’histoire de l’utilitarisme repose la question de « faire société », d’une « politique du lien social », d’une « politique de société » partant de ce qui en l’homme, échappe encore à l’habitus économique, conclut l’auteur.

De très nombreux auteurs sont cités. Le livre est une somme sans équivalent sur son sujet. Mais on pourra regretter que Christian Laval n’ait pas ancré cette histoire de la pensée dans des événements qui ont marqué l’histoire de l’Europe. En se plaçant exclusivement dans la sphère des idées, cette histoire défait l’histoire de sa chair et de ses larmes et la transforme en processus abstrait. Et on peut se demander si, dans son principe même, cette étude ample et érudite n’accorde pas un privilège exagéré à l’autonomie de la pensée.

Dominique Marie Boullier

Christian LAVAL, L’homme économique, Gallimard, 2007, 392 pages


Commentaires

jeudi 27 septembre 2007 à 21h26

Cet article constitue une excellente synthèse ainsi qu’une juste critique de l’ouvrage de C. LAVAL.

Bravo !

Sophie

lundi 24 septembre 2007 à 09h32

Cette note de lecture est vraiment intéressante. elle donne envie de lire l’ouvrage.
A suivre

Brigitte

samedi 22 septembre 2007 à 02h42

poilus, barbus, vétus de peaux de bêtes, ils bravaient la tempete, tue-le tue -la c’était la loi des gaulois

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