Nier la réalité de la fraude organisée lors des élections de juin 2006 ou bien la ramener à une « simple hypothèse » ont le même effet délétère : celui d’empêcher les adhérents d’assumer ce qui fait désormais partie de l’histoire d’Attac et de dépasser la crise [1].
Le déni se nourrit d’un refus de toute investigation scientifique qui pourrait prendre en défaut la conviction selon laquelle l’« impensable » ne peut pas, ne pouvait pas, se produire. Les conclusions des études obtenues par des méthodes différentes sont déconsidérées, banalisées, dans le but de réduire les démonstrations à de simples croyances et les faits à des opinions. Les statisticiens professionnels de ces méthodes, qui aboutissent au terme de leurs investigations à des résultats convergents, bien que travaillant de manière indépendante et par des voies différentes, sont stigmatisés et placés sur le même rang que les idéologues néo-libéraux que nous combattons car toute critique « experte » est par avance récusée, au prétexte qu’elle provient d’une expertise [2].
Que reste-t-il ? L’obscurantisme anti-scientifique et le populisme anti-intellectualiste.
La posture consistant à nier la fraude présente donc une ressemblance frappante avec la négation de la théorie de l’évolution des espèces de Darwin dont les « créationnistes » ou les adeptes du « dessein intelligent » ont fait leur cheval de bataille. Selon eux, la théorie de l’évolution est « une hypothèse ».
Comme la fraude, selon l’ancienne direction d’Attac. Les scientifiques, selon les créationnistes, ne peuvent chercher en écartant tout présupposé métaphysique. Comme dans Attac, où l’ancienne direction soupçonne les statisticiens de métier de ne pas avoir pu se départir de leurs préférences politiques.
L’obscurantisme revêt également une pathologie à tendance schizophrénique. Il n’y a pas eu, soi-disant, de fraude, mais on finit par accepter d’organiser de nouvelles élections. Il n’y a pas eu de fraude, mais on porte plainte pour fraude. Il n’y a pas eu de fraude, et pour le prouver on engage une équipe de chercheurs indépendants, présidée par une personnalité faisant l’unanimité, en s’engageant à accepter ses conclusions, mais on oublie cet engagement dès l’instant où elle rend son rapport, faisant de celui-ci « une pièce » [3] au dossier, alors qu’il est une synthèse de trois études qui elles-mêmes en corroborent trois autres [4]. Il n’y a pas eu de fraude, mais on vote une motion « enregistrant la prise en compte du rapport de René Passet » qui affirme le contraire [5].
Officiellement, il n’y a pas eu de fraude, mais, en privé, nombre de ceux qui ferment les yeux l’admettent. Bref, le grand écart.
Quel point commun y a-t-il entre ceux qui ont commis la fraude et ceux qui, ne l’ayant pas commise, la couvrent tout de même ? Outre des positions de pouvoir à défendre [6] qui se traduisent par les tentatives de passer en force en violant les statuts actuels [7], il y a certainement l’illusion que les difficultés d’Attac à préciser ses orientations à un tournant de la courte histoire de l’altermondialisme pouvaient se résoudre en écartant les empêcheurs de tourner Attac en rond, c’est-à-dire les empêcheurs de transformer Attac en citadelle isolée, coupée du reste du mouvement social et altermondialiste.
Ceux qui ont profité de la fraude pour accroître leur mainmise sur l’association sont ceux qui voulaient et veulent encore écarter les associations fondatrices en tant que composantes de l’altermondialisme dans l’association. Pour eux, la notion de convergence entre toutes les forces luttant contre le néo-libéralisme n’a pas de sens au sein d’Attac, car elle risquerait de « transformer Attac en forum social » [8]. En critiquant explicitement la définition d’Attac qui jusqu’ici faisait consensus, à savoir un « mouvement d’éducation populaire tourné vers l’action », en la comparant pour la discréditer à la Charte de Porto Alegre [9], c’est tout un pan de l’originalité et de la force de l’altermondialisme qui est nié ou remis en cause. Cette stratégie a franchi un pas de plus avec la diffusion d’un texte de l’ex-président [10] réclamant le retrait de tous les animateurs des principales instances d’Attac (collège des fondateurs, conseil d’administration, conseil scientifique) et, le même jour, d’un autre texte signé notamment par le Président d’honneur [11] appelant au retrait des fondateurs.
Pour le dire simplement, ce qui nous est proposé pour sortir de la crise, c’est soit de nous suicider, soit d’effectuer un virage à 180° par rapport à la conception même qui a présidé à la naissance et au développement d’Attac, le tout emballé dans un vibrant appel à la démocratie des adhérents tout en couvrant une fraude ayant bafoué celle-ci. [12]
La conception même du dessein de violer la volonté des adhérents exprimée dans les urnes a-t-elle germé parce que la clarification politique n’avait pas eu lieu, avait eu lieu trop tardivement ou trop timidement, ou bien parce que justement elle émergeait de façon de plus en plus nette ? La question est complexe.
Mon hypothèse est que, plus la clarification s’approchait et se précisait, plus il aurait été difficile, pour ceux qui entendaient faire d’Attac une association de simples adhérents individuels leur permettant de se positionner dans le champ politique traditionnel, de conserver leur pouvoir et d’utiliser Attac comme rampe de lancement de projets personnels ou bien de projets collectifs dont la pertinence stratégique est voisine de zéro (cf. 100% alter).
Lors de l’assemblée générale de La-Roche-sur-Foron (décembre 2005), les opposants à la direction - à l’époque sortante et aujourd’hui démise - ont été accusés d’avoir refusé le débat de fond qui aurait pu jaillir grâce à des « fenêtres », autrement dit des amendements ou des textes alternatifs éventuels.
Or, que s’était-il passé en réalité ? D’abord, il faut rappeler que, avant même que les trois vice-présidents ne dénoncent dans leur lettre du 7 juillet 2005 les méthodes de direction en vigueur, la grande majorité des comités locaux n’avaient tenu aucun compte de l’opposition sourde du noyau de direction à une campagne unitaire contre le TCE à laquelle on doit une bonne part du succès du 29 mai 2005. Dès le soir de cette victoire, quelques-uns parmi nous appelaient à en tirer les leçons pour l’avenir d’Attac et la conception de l’altermondialisme [13].
Ce leur fut beaucoup reproché tout en déplorant - nouvelle contradiction - qu’ils « refusent le débat politique ». Pourquoi nous reprocher d’avoir parlé si nous n’avions rien dit ?
Ensuite, peu de gens savent comment a été préparée l’assemblée générale de La-Roche-sur-Foron et notamment qui avait écrit le texte ayant servi de base de départ à la discussion préparatoire à l’élaboration de la résolution qui y fut soumise.
Dans la foulée du texte du 29 mai et de la lettre des trois vice-présidents, deux d’entre nous (je veux dire : critiques vis-à-vis de la direction sortante) rédigèrent au cours de l’été 2005 un texte d’orientation qui se retrouva seul en lice lors de la première réunion de préparation du texte qui devait être soumis aux adhérents. Au final, deux reformulations et un ajout importants y furent apportés : une reformulation sur l’articulation entre le social et l’écologie et une autre sur les classes sociales qui furent proposées par nous, et un ajout sur les médias proposé par Bernard Cassen. Voilà le mystère de la chambre d’Attac résolu : il n’y a pas eu de « fenêtres » ou très peu parce que nous avions rédigé la base du texte et que personne n’a ouvertement exprimé de désaccord fondamental avec celui-ci. Si quelqu’un avait voulu « ouvrir une fenêtre », il en aurait eu la liberté. Et le CA du 15 octobre 2005 adopta ce texte par 19 voix pour, 9 abstentions et 0 contre, donc sans que personne ne s’y oppose [14].
Pourquoi, dans les mois qui ont suivi cette assemblée générale et l’adoption de la résolution évoquée ci-dessus, les candidats aux élections de juin 2006 dans le collège des adhérents individuels qui se reconnaissaient déjà dans ce que nous appelons aujourd’hui une « Attac altermondialiste et démocratique » [15] ne se sont-ils pas manifestés collectivement pour être identifiés ainsi par les adhérents dont ils sollicitaient les suffrages, avant que Susan George ne les désigne et appelle à voter pour eux ?
Je pense que ce fut une erreur de ne pas avoir saisi l’occasion des professions de foi pour écrire un texte commun identifiant. Peut-être aurions-nous gagné plusieurs mois pour surmonter la crise. Mais, si cela ne fut pas possible, c’est sans doute que les choses n’étaient pas mûres et que s’en remettre à la clairvoyance de Susan George représentait une facilité en cette période tourmentée.
Aujourd’hui, la crise s’étant exacerbée à cause de la mise en œuvre du « dessein imbécile » de truquer les élections, il nous faut franchir une étape pour éviter la catastrophe d’une disparition d’Attac ou d’une fracture irréductible [16].
La clarification politique est maintenant possible. Autour de quelques principes fédérateurs. Le premier est la réaffirmation de nos valeurs de démocratie qui, si l’on ne veut pas qu’elles restent à l’état de slogans creux, doivent se vivre dans notre propre association, sous peine de subordonner toute considération éthique à des impératifs de pouvoir, de domination, de rentes de situation, qui ne sont pas sans rappeler les impératifs de rentabilité surdéterminant les choix de société actuels.
Le deuxième principe est celui d’une association ouverte, à même de comprendre et d’orienter les évolutions en cours, surtout celles qui concernent le monde entier : l’« altermonde » ne sera pas un monde construit ailleurs mais la transformation de ce monde-ci. Le troisième principe concerne l’élaboration d’autres modes de développement que celui que nous impose le capitalisme destructeur des humains et de la planète : tel est le sens de l’intégration entre les luttes sociales et les luttes écologiques que nous revendiquons.
Le débat politique dans Attac se résume-t-il à une alternative opposant deux camps ?
N’y a-t-il pas place pour une « troisième voie » ? Tout dépend de ce que recouvrent ce thème et ce terme. Car, en effet, il semble que cette « troisième voie » ne soit déjà pas unique elle-même. Certains s’en revendiquent mais sont connus pour leur soutien sans faille à la direction sortante. D’autres cherchent véritablement à sortir de la crise et, pour ce faire, ont rédigé un « troisième texte d’orientation » qui sera soumis aux adhérents [17].
Au-delà du fait qu’il nous a paru rejoindre beaucoup de nos préoccupations, nous (les signataires du texte « Pour une Attac altermondialiste et démocratique ») nous sommes prononcés favorablement, au nom de la liberté de parole, pour sa publication dans Lignes d’attac, contre l’avis de l’ex-président qui a quand même réussi, dans un dernier acte d’autorité et par décision d’un CA dont la légitimité est pourtant contestée, à empêcher qu’il soit signé par des adhérents non membres du CA.
Aussi, faisons-nous le pari qu’un nouveau rassemblement pourra se faire dans Attac si nous sommes capables d’assumer la période que nous traversons.
Pour cela, deux conditions au moins sont indispensables. La première est la reconnaissance publique de la fraude, sans laquelle aucune sérénité ne pourra être reconstruite. La seconde est la mise en œuvre concrète du chantier du Manifeste. Non pour faire de celui-ci un argument de vente électoral déguisé ou un outil de promotion personnelle dans une période où des recompositions partisanes peuvent se produire.
Concevoir un Manifeste français « 2007 » n’a strictement aucun sens.
Au contraire, il faut lui donner une triple dimension :
1) L’inscrire dans le temps : il doit incarner les transformations sociales en profondeur, en rupture avec le capitalisme, qui ne pourront avoir lieu que dans la durée.
2) L’inscrire dans l’espace : il doit préciser notre conception altermondialiste de solidarité et n’a pas à être circonscrit à notre territoire national.
3) Mettre en cohérence nos valeurs et nos propositions : le retour de l’exigence éthique dans notre association n’en a que plus de prix. [18]
Peut-on ne pas faire mentir l’adage « à tout malheur quelque chose est bon » ?
La gravité de la fraude peut-elle nous redonner un élan positif nous replaçant devant nos responsabilités ?
Ne laissons pas passer ce qui pourrait être la dernière chance pour Attac d’anéantir ce « dessein imbécile » de frauder et tout ce qu’il suppose comme ignorance de l’histoire du stalinisme ou adhésion à celui-ci, ce qu’il suppose aussi comme incompréhension de l’état du monde et des aspirations citoyennes à la démocratie, à la justice et à la solidarité. [19]
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