Le film commence dans la lumière rouge d’un laboratoire où des mains d’homme retirent des photos du bac de fixateur. Sur les photos aussi, des mains d’homme. Seulement des mains : ni visage ni corps. La voix off nous apprend que ces images sont des agrandissements de détails d’une photo retrouvée entre les pages d’un vieux livre. Ces mains, figées dans des gestes qui nous sont impénétrables, sont celles de Salvador Allende et de son proche collaborateur Agusto Olivares, le beau-père d’Emilio Pacull, le cinéaste. Les deux hommes sont morts le 11 septembre 1973, dans le palais de la Moneda à Santiago du Chili. Le suicide d’Olivares a précédé celui d’Allende de quelques minutes. Dans ces clichés, Emilio recherche son histoire qui est aussi l’histoire du Chili.
C’est donc un documentaire lyrique et intimiste en même temps que social et politique. Le film raconte la quête généalogique du quinquagénaire d’aujourd’hui installé depuis longtemps en France, mais cette quête bute toujours sur le coup d’état de Pinochet, arrêt de l’histoire dans un bain de sang. Pacull retourne à Santiago, retrouve sa mère, regarde des images d’archives, consulte les documents secrets déclassifiés depuis le retour de la démocratie. Et surtout fait parler des survivants qui témoignent de l’horreur de la répression organisée par les putschistes. Rien de très neuf ici, mais le récit a le mérite de souligner justement l’implication des Etats-Unis dans la déstabilisation puis le renversement d’Allende.
Le Chili était un enjeu stratégique pour Nixon et Kissinger qui ne pouvaient pas accepter un «  second Cuba  » à leurs portes. Il fallait surtout supprimer un régime qui prouvait que socialisme et démocratie n’étaient pas incompatibles. L’existence même du gouvernement d’Allende niait la doctrine libérale pour laquelle capitalisme et démocratie s’engendrent l’un l’autre et disparaissent l’un avec l’autre. Il devait être écrasé pour des raisons théoriques.
Plus l’enquête progresse, plus la recherche généalogique passe au second plan et plus le film élargit son horizon. En interviewant quelques-uns des ex-putschistes, Emilio Pacull montre comment la détermination du patronat et de la droite chilienne a déstabilisé le pays et préparé le coup d’état. L’interview du patron des patrons chiliens entre autres est saisissante : tranquillement assis dans son fauteuil directorial, cet homme rondouillard et débonnaire revendique sans émotion l’organisation de la campagne anti-Allende. «  Comprenez-vous, dit-il, Allende était capable de réactions irrationnelles devant la misère ! Pour soulager un pauvre, il était capable de lui donner son manteau. Croyez-vous que cela suffise ?  » Le capital, c’est sà »r, est plus rationnel.
C’est ce que montre la séquence suivante : le clou du film. Emilio Pacull est allé interviewer Milton Friedmann, maître à penser des économistes de Chicago, qui a formé une brochettes d’étudiants chiliens sélectionnés par les Américains installés au Chili. Ceux qui sont devenus après le coup d’état les «  Chicago boys  » mettant en oeuvre les recettes néo-libérales pour la première fois à l’échelle d’un Etat. Milton Friedmann, qui est mort peu de temps après cet entretien, se montre encore très fier d’avoir formé ces technocrates. Il est sà »r qu’ils ont oeuvré pour le mieux. Il a cette parole formidable : «  Connaissez-vous un seul pays qui ait pâti d’un excès de capitalisme ?  »
On peut regretter qu’il n’y ait que très peu de données dans ce film sur les réformes entamées par Allende, ni sur la politique de Pinochet, en dehors de son volet répressif. Mais les paroles de Milton Friedmann résonnent d’un écho sinistre : c’est le credo de cet homme qui a assassiné Agusto Olivares. Le mérite de ce film – et il n’est pas mince – est de s’interroger sur le pouvoir que possède une doctrine d’effacer des visages et de figer des mains dans des mouvements qui ne s’accompliront jamais.
Héros fragiles d’Emilio Pacull
film français, 2006, 87 minutes, 35 mm, sortie en salles le 16 mai.
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