Q. Bonjour Jean Gadrey. Pourquoi ou en quoi cette question de la frugalité vous intéresse-t-elle ? Vous dites que vous avez viré votre cuti…
Deux constats ont été à l’origine de mon évolution et de celle de plus en plus de gens au cours de la dernière décennie. Le premier est que, dans les pays déjà riches au sens économique du terme, le toujours plus, c’est-à -dire la croissance, ne s’accompagne plus du mieux vivre et de la cohésion sociale, et souvent produit l’inverse : du mal vivre et des inégalités en progression.
Le second constat est écologique : le toujours plus produire et consommer nous conduit tout droit à des catastrophes écologiques dont certaines ont déjà commencé à se manifester, notamment le réchauffement climatique et la biodiversité en chute libre.
C’est ce qui m’a amené à écrire un livre « adieu à la croissance  », dont le sous-titre est « bien vivre dans un monde solidaire  », ce qui n’a rien à voir avec une austérité punitive et encore moins avec des leçons de morale.
Q. De très nombreux livres sont sortis ces dernières années, sur le thème de l’abondance frugale ou de la sobriété heureuse. Pourquoi tous ces oxymores, ces contraires réunis en une même expression ? Révèlent-elles des limites conceptuelles, économiques pour penser de nouveaux modèles de société ? Je trouve pour ma part qu’elles ont très donneuses de leçon et très culpabilisantes pour les consommateurs.
Première question : pourquoi associer ces mots apparemment contraires ?
Pourquoi Pierre Rhabi et d’autres ont-ils ajouté « heureuse  » à sobriété ? Parce que, dans nos sociétés de croissance, de nombreux mots ont été détournés par le système de production de l’avidité permanente. Le dictionnaire nous dit qu’une personne est sobre si elle mange et boit avec modération, ou si elle vit sans excès, sans luxe, ou si elle agit avec mesure. Rien de négatif ni de triste dans tout cela. Presque tous les philosophes du passé et du présent valorisent cette sobriété-là qui veut dire : savoir faire la différence entre l’utile et le futile, entre le bien faire et l’excès, entre l’usage justifié et le gaspillage. Cette sobriété-là est du côté de l’émancipation, pas de la contrainte subie.
Mais, par la suite, notre système a eu tendance à dévaloriser la sobriété ou la frugalité pour une raison simple : ces mots s’opposent à la croissance perpétuelle du chiffre d’affaires, des ventes, de la production de tout et n’importe quoi. Ceux qui ont ajouté « heureuse  » voulaient juste retrouver le sens originel du mot sobriété, qui n’a rien à voir avec l’austérité punitive.
Question 2. Est-ce une idée culpabilisante ? Oui si on fait peser sur les épaules du seul consommateur individuel le poids des changements nécessaires. Ces changements doivent porter plus sur le mode de production que sur le mode de consommation, et plus sur des orientations collectives que sur les « petits gestes individuels pour la planète  », qu’il n’est pas question d’exclure. C’est une idée culpabilisante aussi, voire indécente, si on demande à des gens qui vivent avec presque rien ou très modestement, soit au moins un quart des Français, de se mettre à la frugalité. Mais la plupart des avocats de la sobriété ne tombent pas dans ces travers. Lorsqu’ils parlent de sobriété énergétique par exemple, ils disent certes qu’il faut veiller individuellement à ne pas surchauffer les logements, mais ils disent surtout qu’il faut engager des investissements massifs d’isolation thermique, sources d’emplois utiles et de bien-être pour tous, y compris par la réduction des factures énergétiques.
Enfin, je voudrais tordre le cou à l’idée que ces thèmes sont portés par des bobos aisés. Cela a pu être en partie vrai. Cela ne l’est plus. Il y a beaucoup de monde dans les débats publics sur l’objection de croissance, et encore plus depuis que nous sommes en crise profonde. Or le public est désormais très divers, avec beaucoup de gens, en particulier des jeunes, qui sont très loin d’être dans les catégories aisées.
Q. Pour votre part, vous avez écrit Adieu à la croissance. Vous ne parlez ni de décroissance, ni de frugalité. Avez-vous un modèle à nous proposer ?
Je n’utilise pas ces mots en effet, c’est un choix de nature pédagogique, mais je me définis comme un objecteur de croissance. Je n’ai aucun modèle à proposer clés en main. Mais j’ai, d’une part, avec beaucoup d’autres, des propositions pour des politiques de montée en qualité de vie et en respect des équilibres naturels ne reposant pas sur le présupposé de la croissance indispensable. D’autant que le plus probable est qu’on ne retrouve jamais une belle croissance à l’ancienne. Et, d’autre part je crois que nous devons partir des expériences alternatives existantes et qui marchent et favoriser leur diffusion. Or il y en a partout et en très grand nombre. Une autre agriculture existe déjà , les énergies alternatives aussi, des logements à très faibles émissions, d’autres modes de transport, d’autres quartiers, des coopératives de proximité, des Amap, une autre finance et d’autres monnaies, et la liste est longue.
Q. Quelles limites voyez-vous toutefois à ces nouvelles formes d’organisation ? Dans la région de Toulouse, les Amap ont du mal à se développer.
Je ne connais pas la situation à Toulouse, mais, en France, le mouvement des Amap reste très dynamique, en dépit en effet de freins car lorsqu’on navigue à contre-courant, on rame…
Je vois deux grandes limites à la diffusion de ces « modèles  » localisés, toutes deux surmontables. La première est que ça ne marchera pas si on ne réduit pas fortement les inégalités afin que tous accèdent à des modes de vie dits soutenables. La seconde limite est que pour l’instant les principaux responsables politiques n’ont absolument pas favorisé ces innovations non productivistes, ils ont plutôt aidé l’agriculture productiviste, les productions tournées vers l’exportation, la grande distribution, les transports routiers, etc. Mais je pense que cela va changer.
Les grands changements historiques naissent toujours dans les marges et les interstices du vieux monde qu’ils font craquer, si les citoyens s’en mêlent. Aujourd’hui, ces « marges  » sont en train de sortir de la marginalité. Elles gagnent du terrain.
Q. Concernant les rapports Nord/Sud, ou les pays riches et les pays en développement. Ne pensez-vous pas qu’il y a une sorte d’arrogance des pays occidentaux à prôner la frugalité envers des pays comme la Chine ou l’Inde qui ne cherchent finalement qu’à disposer des mêmes niveaux de consommation que les nôtres ?
Oui, cette arrogance occidentale existe, et depuis longtemps. Cela dit, les peuples des pays émergents et en développement ne sont pas moins conscients que nous de la gravité de la crise écologique, et ils le sont souvent plus, y compris parce que les pays pauvres vont en souffrir bien plus que nous, avec des centaines de millions de réfugiés climatiques qui ne sauront où aller si on n’agit pas très vite. Les Nations Unies ont de très bons scénarios pour que les pays pauvres accèdent à un développement humain durable de qualité sur la base d’innovations de productions à faibles émissions, sur la base de l’agro-écologie et non des OGM, etc. Ces peuples savent que vouloir copier notre modèle dit des Trente Glorieuses serait une catastrophe planétaire. Mais ils ont raison de nous demander de balayer devant notre porte et de montrer l’exemple.
Q. Ce mouvement vers moins de croissance est-il durable ou un effet de mode, utopique, naïf ? Pour reprendre un autre économiste, Olivier Godard, la décroissance est une charlatanerie, par rapport aux enjeux climatiques, car elle nous scotche à la technologie en place. Il préfère donc un scénario où la croissance est suffisamment élevée pour investir dans l’adaptation de l’appareil de production à la nouvelle donne climatique.
C’est à mon avis un très mauvais procès car les objecteurs de croissance défendent l’exigence d’innovations majeures, mais pas la fuite en avant technologique et scientiste à la Claude Allègre. L’agro-écologie c’est un ensemble d’innovations majeures, les énergies renouvelables aussi, les modes de transports doux, les logements bien isolés, la ville durable, les Amap, les monnaies locales, la finance solidaire, etc. Rester scotché aux techniques actuelles serait suicidaire vu que ces techniques nous ont menés là où nous sommes. Ni Olivier Godard ni d’autres n’ont de scénarios expliquant comment on peut diviser par 5 nos émissions d’ici 2050 en continuant dans la voie de la croissance quantitative. Or nous, objecteurs de croissance, des scénarios, nous en avons, par exemple le scénario NégaWatt, qui par ailleurs serait très bon pour l’emploi !
Commentaires