Jacques Attali, président de la commission « pour la libération de la croissance française  », voudrait créer un choc salutaire : « Le monde enregistre une croissance moyenne de 5 % l’an depuis plusieurs années… Nous devons viser 5 % de croissance  ».
Une telle perspective est insoutenable, aussi bien au regard du développement dit soutenable, ou durable, que sur le plan économique, compte tenu des transformations de la structure des activités depuis les années 1960.
Commençons par l’environnement. 5 % de croissance par an, cela signifie que le PIB « réel  » (en euros constants) double tous les 14 ans. D’ici 2050, il serait multiplié par plus de huit ! Même avec un objectif moins ambitieux de 3 % par an, il serait multiplié par 3,6 en 2050.
Or, l’un des objectifs environnementaux du gouvernement est de diviser par quatre d’ici 2050 les émissions de gaz à effet de serre (GES). Pour y parvenir avec un PIB multiplié par huit, il faudrait diviser par 32 le volume moyen d’émissions pour chaque unité de PIB produite. C’est impossible.
Il est vrai que la France est parvenue à un « découplage  » de ses émissions de GES et du PIB, en ce sens que les premières progressent moins vite que le second. Mais, depuis 1990, en dépit d’une croissance « molle  », il n’y a aucune réduction des émissions de GES, et la consommation totale d’énergie continue à croître. Même stagnation pour la « consommation de matières  » par habitant, qu’il faudrait pourtant réduire pour diminuer la pression sur l’environnement. Une croissance à 5 %, ou même à 3 %, s’accompagnera d’une dégradation forte des « performances écologiques  » de la France, dans tous les domaines : émissions de GES, ponctions sur les ressources naturelles et les matières premières, déchets en expansion, artificialisation du territoire, biodiversité…
Au-delà de ces considérations écologiques, une croissance à 5 % est économiquement insoutenable en France. D’abord, il est faux que le PIB mondial ait progressé de 5 % par an depuis plusieurs années. Selon la dernière référence des Nations Unies (« Situation et perspectives de l’économie mondiale 2007  »), la croissance mondiale a été comprise entre 1,6 % et 4 % selon les années depuis 2001, avec une moyenne de 2,9 % entre 2000 et 2006 et une prévision (avant la crise actuelle) de 3,2 % pour 2007. Pour l’ensemble des économies développées, la moyenne depuis 2000 est de 2,1 %.
Il est vrai que la France, comme d’autres pays développés, a connu dans le passé des taux de croissance à plus de 5 %, en particulier dans les années 1950 et 1960, sur la base de gains de productivité énormes dans l’industrie et l’agriculture. Pourquoi cette performance est-elle devenue impossible aujourd’hui ? Principalement parce que la structure des activités et de la production a radicalement changé. En 1950, l’emploi dans les services (le secteur tertiaire) représentait 37 % du total. Aujourd’hui, ce poids dépasse 75 %. Il est de 31 % en Chine, où il progresse d’ailleurs vivement.
Or, quels sont les secteurs moteurs des gains de productivité, source majeure de la croissance, telle qu’elle est actuellement définie ? Essentiellement l’agriculture et l’industrie. Il existe certes quelques branches de services qui réalisent des gains de productivité élevés sur un modèle industriel, comme les télécommunications. Mais pour la majorité des services, la productivité est presque « stagnante  », selon l’économiste américain William Baumol. En France, les seuls secteurs qui ajoutent des emplois sont des services « non industrialisables  » : services aux personnes âgées et à la petite enfance, éducation, santé et action sociale, services de proximité des associations (culture, loisirs, environnement…) et des collectivités locales, conseil et d’assistance aux entreprises et aux administrations, etc.
La notion de « gains de productivité comme source de croissance  » (produire autant avec moins de travail) est dépourvue de sens dans ces secteurs : que veut dire une réduction du temps de travail exigé pour des soins aux personnes ou pour des conseils aux organisations sinon, le plus souvent, une réduction de la qualité de ces soins et de ces conseils ?
Plutôt que de réunir des avocats de la croissance « brute  », il faudrait se demander comment favoriser une « croissance douce  », riche en emplois de bonne qualité, pauvre en CO2, capable de réduire la pression environnementale des Français et les inégalités d’accès aux biens fondamentaux. Puisqu’il est question, selon Jacques Attali, de créer « les conditions d’un choc  », celui-là serait autrement bénéfique que l’affichage d’un chiffre insoutenable.
Parmi les 42 membres de la commission Attali, on compte 21 PDG ou représentants des milieux d’affaires, un (ex) syndicaliste, mais aucun spécialiste de l’environnement. Ces derniers seront invités au « Grenelle de l’environnement  ». Curieuse façon de traiter des problèmes aussi interdépendants que la croissance économique et les équilibres écologiques.
Jean Gadrey
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